La grande histoire de Football Manager
On a retracé l’évolution incroyable de cette référence du management avec les acteurs impliqués.
Quand il s’agit de foot, tout le monde se prend pour un expert. Des supporters grandes gueules qui assènent des perles de sagesse au café du commerce, aux aficionados du dimanche qui hurlent sur leur télévision depuis leur canapé, ils pensent tous avoir raison et mieux connaitre le métier que l’entraineur de leur équipe.
C’est le cas depuis que le sport existe, mais c’est seulement au cours des 30 dernières années que les fans ont été en mesure de mettre en pratique leur expertise vantée. Tout comme le média jeu vidéo nous a permis de devenir pilote de course, pilote d’avion, commando spatial et encore bien d’autres choses, il a aussi donné aux coaches en herbe une chance de mener une équipe de foot à la gloire.
Dans les années 1980, le développeur britannique Kevin Toms, célèbre pour son visage souriant et barbu qui apparaitra sur les jaquettes de ses jeux, a créé ce qui est incontestablement le premier vrai bon jeu de ce genre. Le Football Manager sorti 1982 fut lancé sur toute une ribambelle de machines, dont le ZX Spectrum, le Commodore 64, le BBC Micro et l’Amstrad CPC, mais ce n’était pas la première fois que Toms expérimentait avec cette idée.
Quand il avait 10 ans, Tom a créé un jeu de plateau de management d’équipe de foot, et travaillera sur le concept pendant sa jeunesse, jusqu’à ce qu’il ait finalement entre les mains l’ordinateur Video Genie d’EACA, un clone du très populaire TRS-80 de Tandy. En utilisant cette machine rudimentaire, il créa en BASIC ce qui deviendra le précurseur de sa célèbre série Football Manager, avec un jeu uniquement basé sur des lignes de texte initialement.
Compte tenu des limitations du matériel sur lequel il travaillait, Toms faisait face à un défi ardu puisqu’il s’agissait de reproduire fidèlement le monde magique du management footballistique. « C’était d’abord un jeu ZX81, ensuite j’ai ajouté des graphismes (pour les temps forts du match) sur le ZX Spectrum » se rappelle-t-il. « Une autre partie du jeu avait son importance : le déroulement du match était affecté par vos décisions, mais il n’était jamais prévisible. Et pour les standards de l’époque, les joueurs étaient intelligents et décidaient de leurs actions pendant le jeu. »
Perfectionniste accompli, Toms chapeautera sans faiblir toutes les versions suivantes. « Je refais toujours chaque jeu en partant de zéro » explique-t-il. « Football Manager 2 a élargi l’étendue des possibilités pour les joueurs sur le terrain et l’édition World Cup a encore amélioré ça : davantage de contrôle et d’actions possibles, mais toujours en utilisant une interface utilisateur simple. »
Les jeux de Toms étaient incroyablement réussis pour l’époque, et proposaient aux joueurs ce qui apparaissait comme une simulation vivante de management footballistique, composée de joueurs uniques en apparence, d’actions imprévisibles, et d’une durée de vie presque infinie. Vous deviez encourager vos joueurs à la mi-temps et même équilibrer les comptes chaque semaine, quelque chose dont beaucoup d’équipes de foot semblent complètement incapables. Néanmoins, Toms reconnait que ses jeux ne furent jamais basés sur des masses infinies de données et de statistiques. « La façon de traiter les données est importante, mais il y a aussi comment vous les représentez » affirme-t-il. « Je n’ai jamais fait des simulations statistiques, je fais des jeux, donc proposer un gameplay agréable est très important pour moi. »
Compte tenu de la nature incroyablement complexe des jeux de management modernes, cette révélation peut sembler choquante. Pourtant, Toms insiste sur le fait qu’il n’a jamais voulu faire des jeux trop impénétrables. « Mes jeux n’étaient jamais très fournis en statistiques » dit-il. « Ils avaient suffisamment de stats pour donner au joueur des choses à contrôler, et les rendre intéressantes. Est-ce que c’est un inconvénient par rapport aux autres jeux ? Je ne sais pas, mais c’est vrai que certains joueurs préféraient les jeux avec davantage de statistiques que les miens. »
La série Football Manager aura droit à deux suites et à l’édition World Cup (sortie pour coïncider avec la coupe du monde de 1990 en Italie), sauf qu’au moment où le décevant Football Manager 3 est apparu en 1991 (la seule version à ne pas avoir bénéficié de l’implication de Toms), la série n’était pas la seule sur le terrain. Des franchises rivales (en particulier le Player Manager de Dino Dini) avaient commencé à apparaitre, et en 1992 arriva le jeu qui héritera plus tard du titre Football Manager, et qui est la première simulation de coaching du monde : Championship Manager (L’Entraineur, en français).
Imaginé par les frères Paul et Oliver Collyer dans leur chambre, le premier jeu de la série avait peut-être des graphismes rudimentaires et de faux noms de joueurs, mais au moment où Championship Manager 2 a déboulé en 1995, c’était sans aucun doute le titre de management de référence sur le marché.
Les frères Collyer fondèrent Sports Interactive en 1994 à la suite de leur succès avec Championship Manager, et dès les premières étapes, ils bénéficièrent de l’aide du jeune Miles Jacobson, l’homme qui est actuellement directeur de studio de l’entreprise et qui a les lettres OBE (Order of the British Empire) accolées à son nom, pour ses services rendus à l’industrie britannique du jeu vidéo.
Comme tant d’autres joueurs de son âge, Jacobson s’est fait les dents sur le chef d’œuvre de Toms sur le ZX Spectrum. Pourtant, son amour de la musique le mènera à une première carrière dans cette industrie, où il s’est occupé de la découverte et de la signature de nouveaux artistes chez Food Records, où il a travaillé avec rien moins que Fat Boy Slim et Blur. Son travail dans ce domaine était concomitant au début de son implication chez Sports Interactive.
« En fait j’étais un testeur délocalisé, je n’ai pas rejoint le projet à plein temps avant 2001, mais je travaillais sur le jeu depuis 1994 » explique-t-il. On pourrait être surpris d’apprendre qu’il est possible de commencer comme un humble testeur externe et de gravir les échelons de la hiérarchie du jeu, mais l’implication des fans a toujours été cruciale dans le succès des jeux de la société.
« N’importe lequel de nos testeurs et chercheurs externes peut directement avoir un impact sur le jeu, tout comme quelqu’un qui poste sur le topic des demandes de nos forums » affirme Jacobson. « On a toujours écouté les gens qui jouent au jeu, qu’ils soient impliqués dans le sport ou non, même si je n’ai pas la chance d’avoir le dernier mot sur ce qui est retenu ou non. Mais on lit et on prend en compte chaque suggestion. »
Sports Interactive sortira plusieurs suites de Championship Manager avant de quitter l’éditeur Eidos Interactive en 2004 et de rejoindre Sega pour recréer la marque Football Manager que Toms avait fondé dans les années 1980.
Même si la raison précise de cette séparation n’a jamais été annoncée publiquement (Jacobson a seulement laissé entendre que la raison était liée à des problèmes de « contrôle »), ce que chacun en a tiré était significatif. Eidos a conservé l’interface utilisateur et la marque, tandis que SI a gardé la base de données du jeu et le code.
Les deux titres prirent des trajectoires très différentes, Eidos abandonnant finalement la version PC après L’Entraineur 2010 pour passer sur mobiles. Après une pause (et une reprise par l’éditeur japonais Square Enix), la série a fait son retour sur smartphones iPhone et Android sous le nom de Champ Man en 2013. Le jeu a connu un certain succès si l’on juge ses statistiques : Champ Man 15 a été installé plus d’un million de fois rien que sur Android, mais il est gratuit.
D’un autre côté, le Football Manager de SI est devenu un mastodonte. Il peut facturer tranquillement 10€ sa version mobile et ses éditions PC se maintiennent facilement dans le top cinq des jeux les plus utilisés sur Steam. Il s’est vendu à plus de 15 millions d’exemplaires toutes plateformes confondues à ce jour et s’est trouvé en tête des jeux les plus vendus sur PC au Royaume-Uni pendant 200 semaines. En d’autres termes, le jeu a bouclé la boucle, et est revenu au titre d’origine. Est-ce que Toms est amer de voir que la franchise n’est plus à lui ?
« Je suppose que ce serait bien que ce soit encore le cas mais ça ne m’intéresse pas » répond le programmeur vétéran. « Ils ont racheté le nom de l’entreprise que j’ai vendue il y a des lustres. Ça ne dépendait pas de moi. Ma priorité est de faire des jeux qui me plaisent, pas de créer une marque. C’est plus personnel que ça pour moi. »
Pour Sports Interactive, c’était le nom parfait pour cette nouvelle aventure. « Kevin a vendu sa société il y a plusieurs décennies en plus de tous ses droits sur la marque » explique Jacobson. « On a racheté le nom au propriétaire de la marque de l’époque, après avoir envisagé des centaines d’autres noms potentiels. Football Manager était tout simplement le nom parfait, car il qualifie exactement ce qu’est le jeu. »
Pendant les 30 années écoulées entre la création du premier Football Manager et le développement de la marque par Sports Interactive, le processus de création de ces jeux a changé au-delà de ce qui est imaginable. Premièrement, l’ampleur du volume de données (sans conteste la raison qui explique la domination de Football Manager par rapport à Championship Manager/L’Entraineur) à traiter est considérable.
« Le volume énorme d’IA qu’on doit modéliser d’une façon humaine plutôt que robotique est le plus gros challenge » explique Jacobson. « Il est utilisé dans le jeu de différentes façons : que ce soit sur le terrain, dans la façon dont les joueurs réagissent à la presse, dans le rôle du manager, l’entrainement, les périodes de vacances et ainsi de suite. Il n’y a pas beaucoup de jeux actuellement qui doivent gérer tant de possibilités différentes pour les personnalités des personnages non-jouables, sans parler du niveau de détail qui est le nôtre. »
Cependant, il y a un élément qui n’a clairement pas changé : c’est l’attention portée aux graphismes. La version de Football Manager de Toms était basique dans ce domaine, faisant le choix d’afficher du texte à l’écran. Même si Sports Interactive a depuis ajouté des graphismes en 3D qui montrent le match se dérouler sur le terrain, c’est toujours quelque peu maigrichon quand on compare à ceux des simulations spécialisées comme FIFA et Pro Evolution Soccer. Mais quand on sait combien l’apparence compte pour les joueurs d’aujourd’hui, le manque de paillettes de Football Manager est sûrement rebutant pour beaucoup de joueurs potentiels.
« Pour certains, peut-être, mais du coup ces mêmes personnes ne jouent probablement pas à des jeux mobiles à cause de leurs graphismes, et ne vont voir que des blockbusters au cinéma » ironise Jacobson. « Le plus gros obstacle pour nous c’est que nos jeux nécessitent beaucoup plus de réflexion que de dextérité à la souris, et requièrent aussi de la patience et beaucoup plus de temps de jeu que la plupart des autres jeux. »
En effet, Football Manager est devenu célèbre en suscitant un niveau inquiétant de dévotion et d’attachement de la part de ceux qui y jouent (il a été cité dans des douzaines de cas de divorce au Royaume-Uni, certains allant jusqu’à affirmer qu’il encourage l’addiction). Même si de nombreux développeurs pourraient voir dans un tel comportement un signe de succès, Jacobson est réticent à accepter cette affirmation.
« J’ai un problème avec ce mot, car il fait référence aux symptômes du manque causés par des substances chimiques ou pas » dit-il. « On essaye de faire des jeux attractifs et avec un bon rapport qualité-prix. Donc si les gens passent beaucoup de temps à y jouer et passent de bons moments en échange de leur argent, c’est une très bonne chance en ce qui nous concerne. »
L’addiction est une chose, mais il y a une publicité plus efficace pour la profondeur et la qualité de Football Manager : ce sont ces témoignages de vrais managers qui utilisent le jeu pour détecter les talents de demain. Est-ce vrai ? « Oui, certains l’avouent publiquement, comme Alex McLeish, et des douzaines d’autres le font secrètement » confirme Jacobson. « Nos données sont maintenant utilisées par ProZone qui les propose aux clubs, et de nombreux clubs européens issus des premières divisions utilisent cette option. On a le plus grand réseau de détection de talents dans le monde du football, avec plus de 1300 superviseurs partout dans le monde, donc si les gens ne l’utilisent pas comme un autre outil de référence, ils ratent quelque chose. »
Football Manager est l’une des marques de jeux PC les plus populaires au Royaume-Uni et chaque version réussit à améliorer la précédente d’une façon significative, ce qui laisse penser que Sports Interactive a un avenir prospère tracé devant lui pour longtemps. On pourrait penser que la domination de la série dissuaderait des vétérans comme Toms de retenter le coup une nouvelle fois, mais ce n’est pas le cas.
« Il y a une vraie place pour l’innovation » dit-il. « On dit que j’ai inventé le genre. Chaque jeu que je fais est différent, et j’en suis à mon sixième jeu de management footballistique actuellement avec Football Team Coach sur iOS (qui se concentre sur des graphismes extrêmement simplistes, et propose des joueurs légendaires des décennies précédentes) donc je continue d’innover. C’est encore différent, fait spécifiquement pour mobile et l’interface utilisateur est facile à prendre en main. Je pense que les gens y trouveront plusieurs choses innovantes. Ils verront aussi qu’il est très facile à comprendre pour s’y mettre, mais il est aussi basé sur un aspect délibérément rétro. Le moteur qui le fait tourner est très subtil, je l’ai construit pendant quelques années. Il correspondra à mon style de design et je compte sur les gens pour le trouver aussi passionnant que mes précédents jeux. »
En ce qui concerne Sports Interactive, rester en avance sur les autres est d’une importance primordiale, et Jacobson n’est pas prêt de révéler les nouveautés que son studio a en réserve. « Il y a beaucoup de gens qui font ce genre de jeux actuellement, donc on ne risque pas de leur donner nos idées facilement » dit-il.
« Je ne dirais pas qu’on ressent davantage de pression que celle qu’on s’impose nous-mêmes, on veut pouvoir continuer à faire des jeux de management aussi longtemps qu’on pourra, en partie parce qu’on veut y jouer nous-mêmes, et aussi parce que c’est mieux d’avoir un vrai boulot ! »
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