Nul n’ignore à quel point le futebol est une passion nationale au Brésil. C’est le seul pays à avoir gagné cinq fois la Coupe du Monde et il accumule les titres régionaux comme la Taza Libertadores, le championnat sud-américain des clubs, dont la finale de 2005 s’est jouée entre deux clubs brésiliens. Les championnats nationaux ne sont guère moins disputés, suivis par des supporters fanatiques à la télévision ou dans des stades immenses, à commencer par le plus grand stade au monde, le Maracanã de Rio de Janeiro, qui forment dans chaque ville l’un des éléments structurants de l’organisation urbaine. Les programmes de télévision, les radios, les journaux nationaux et locaux font la place belle au sport-roi; dans tout le pays, le dimanche après-midi est consacré aux matches, et le lundi matin à commenter les résultats des matchs du week-end, nationaux, régionaux et locaux.
2. La ville a vue sur le stade Pacaembu, São Paulo, 2005 |
Le football a été introduit au Brésil, comme dans beaucoup de pays, par les Anglais, et l’on connaît même le «père» du football au Brésil, Charles Miller. Né à São Paulo, descendant d’Anglais et d’Écossais, il avait été envoyé en Angleterre à l’âge de neuf ans, pour étudier dans une public school. C’est là qu’il prit contact avec le football, défendant même les couleurs du Southamptom Football Club. À son retour au Brésil, en 1894, il rapporta dans ses bagages le premier ballon de football, et un recueil des règles du jeu. Le premier match joué au Brésil eut lieu le 15 avril 1895, entre des employés de sociétés anglaises présentes à São Paulo, la Compagnie du Gaz et la São Paulo Railway (cette dernière gagnant 4 à 2) La première équipe formée au Brésil a été le São Paulo Athletic, le 13 mai 1898. En 1900, apparaissent la SC Rio Grande (Rio Grande do Sul) dans la ville du même nom et l’AA Ponta Negra à Campinas (São Paulo), les plus anciens clubs de football encore existants. En 1901, naissaient, à Rio de Janeiro, le Fluminense FC et, à São Paulo, le SC Corinthians. Les suivirent le SC International et le SC Germânia (plus tard rebaptisé EC Pinheiros) et, en 1911, le Flamengo de Rio (Saldanha, 1971).
Pourtant, malgré toute l’énergie déployée par les petites équipes, on ne peut que constater que, dans ce domaine aussi, le succès va généralement aux grosses équipes, celles des grandes villes, où sont situés les clubs les plus cotés et les plus riches, les plus capables donc d’attirer les meilleurs joueurs. Malgré quelques exceptions, comme le Santos où s’illustra Pelé, on a l’impression que la hiérarchie footballistique est calquée sur la hiérarchie urbaine (2): on peut tenter de mesurer si c’est bien le cas, ou si elle en diffère sur quelques points, chercher quelques corrélations et voir s’il n’existerait pas quelques facteurs spécifiques.
Comme la passion du futebol se double d’une remarquable organisation, celle de la CBF (Confederação brasileira de futebol), qui tient des comptes minutieux des résultats, on dispose de données pour vérifier ou invalider cette hypothèse, notamment par un traitement cartographique (3).
Les hiérarchies du futebol
3. Nombre de clubs sélectionnés pour le championnat |
Pour analyser les résultats à l’échelle nationale, on peut s’appuyer sur l’excellent site de la CBF qui contient, entre autres informations précises et actualisées, les listes des clubs figurant en 1re, 2e et 3e divisions (appelées au Brésil séries A, B et C), des listes d’arbitres, les résultats des championnats et coupes nationales et internationales en cours, etc. (4).
La liste des équipes figurant dans chacune des trois séries du championnat national, ainsi que celle des vainqueurs des années passées, permet de construire deux cartes qui donnent déjà des indications sur les poids relatifs des villes-sièges des équipes disputant ces épreuves (fig. 3). La première division (ou série A) rassemble principalement, en 2005, des équipes du Sud et du Sudeste, la seule ville située hors de ces deux régions étant Goiânia, du Centre-Ouest (tableau 1). La deuxième division (ou série B) comprend en outre des villes du Nordeste, et la troisième (série C) des villes d’Amazonie. La seconde carte (fig. 4), celle des vainqueurs des championnats passés, fait déjà apparaître une concentration au bénéfice des deux grandes métropoles, Rio de Janeiro et São Paulo, qui font jeu presque égal, l’ayant emporté chacune 10 fois. La troisième ville, Porto Alegre, vient loin derrière (4 fois). Ce sont aussi des équipes du Sud-Sudeste qui ont remporté la plupart des championnats de 2e division, les exceptions étant Belém (Amazonie), Recife (Nordeste) et Campo Grande (Centre-Ouest).
Même le championnat de 3e division n’a été remporté que par un petit nombre de villes, les seules capitales qui accèdent au palmarès de cette façon étant São Luis (Maranhão) et Florianópolis (Santa Catarina).
4. Nombre de titres remportés |
Sur le site de la CBF figure un classement complet des clubs, résultat d’un travail complexe de traitement des résultats puisqu’il prend en compte à la fois leurs résultats dans les matchs de Coupe du Brésil et dans le championnat, selon des critères clairement affichés. Le classement obtenu en série A, B ou C vaut tant de points, atteindre les 32e de finales tant de points, les 16e de finale tant, etc. Le tableau, arrêté au 31 décembre 2004, comporte 354 clubs, dont le total cumulé de points va des 1 820 points du Grêmio de Porto Alegre à l’unique point obtenu par les 55 clubs de queue de classement.
En totalisant par ville les résultats obtenus par ces clubs — qui ont été localisés (5) grâce à d’autres sites, notamment ceux des clubs eux-mêmes —, on peut construire une carte correspondant à ce classement (fig. 5). Elle confirme l’idée de la concentration, les grandes villes s’y détachent nettement des petites, à peine visibles tant leurs scores sont faibles. Dans la plupart des cas ce sont les capitales qui l’emportent dans chacun des États fédérés, mais on notera qu’alors que dans le Nord et le Nordeste elles n’ont généralement pas de concurrents sérieux (sauf João Pessoa, dans le Paraíba, dépassée par Campina Grande), dans le Sud et le Sudeste de nombreuses villes moyennes obtiennent des scores du même ordre de grandeur que les capitales des régions périphériques. Ces réseaux urbains serrés, cause et conséquence à la fois du développement plus équilibré du Sud-Sudeste, se manifestent aussi sur les stades, chaque ville ayant à cœur le succès de son ou de ses clubs.
5. Le classement de la Confédération brésilienne de futebol |
Si l’on fait (comme le fait la CBF) le total par État, ce cortège de villes moyennes est la raison majeure de la prédominance de l’État de São Paulo, bien visible sur la figure 6, qui récapitule les totaux par État fédéré.
6. Total par État fédéré |
Corrélations
Si l’on peut supposer, en constatant à quel point leurs distributions se ressemblent, qu’il y a un rapport entre la hiérarchie urbaine et celle des résultats sportifs des villes, reste à établir avec lesquels des faits urbains ces derniers sont corrélés. Suffit-il d’être une grande ville pour avoir de bons scores, ou le profil des vainqueurs est-il lié à des fonctions et qualités plus spécifiques?
7. Population urbaine et futebol |
Le rapport entre taille des villes et résultats dans les stades peut être estimé en calculant le nombre de points par 10 000 citadins (figure 7): l’avance des grandes villes est suffisante pour que ce ratio les laisse encore loin devant les petites. Tout au plus souligne-t-il quelques exceptions comme Santos (le port de São Paulo) et trois villes du Sud, Porto Alegre (en grande partie grâce au Grêmio), Caxias do Sul et Criciúma.
Comme on sait que dans que dans d’autres pays la relation entre une présence forte de l’industrie et la réussite des clubs de football est forte (on pense notamment aux cas de Sochaux ou de Saint-Étienne, naguère), on peut tenter une corrélation grâce au cadastre des entreprises de l’IBGE (6). Si l’on suppose constante la relation entre les deux phénomènes, une carte des écarts à cette relation (fig. 8) montre les villes dont les résultats sportifs sont meilleurs (ou moins bons) qu’on pourrait le penser au vu de l’activité économique, estimée par les salaires versés dans l’industrie (ce critère a été choisi, plutôt que le nombre d’entreprises, car beaucoup de celles-ci sont minuscules).
8. Résultats au futebol et salaires dans l’industrie |
Pour la plupart des grandes villes, les résultats sportifs sont meilleurs que le poids économique ne le laisserait supposer; parmi celles qui ont des résultats moins bons, les grandes villes industrielles, São Paulo en tête, dont les résultats sportifs, même excellents, sont encore en dessous de sa prééminence économique. Il en va de même pour Manaus, à laquelle sa zone franche donne un profil nettement industriel, pour Salvador (pôle pétrochimique) et pour Brasília, où l’écart fonctionne en sens inverse: la masse salariale totale (du secteur privé du moins) est faible, mais les résultats au football si mauvais que le résidu est négatif.
Comme la clé n’est visiblement pas uniquement économique, on peut enfin regarder du côté des indices sociaux.
9. Classement au futebol et indices sociaux |
Grâce à un travail récent coordonné par Marcio Pochmann et Ricardo Amorim, l’Atlas de l’exclusion sociale au Brésil, on dispose d’une gamme d’indices par commune, de l’indice de pauvreté à l’indice de violence en passant par ceux de jeunesse, d’emploi, de scolarité et d’inégalité, le tout débouchant sur un indice d’exclusion. Une analyse factorielle menée à partir de ces indices, et dont l’axe 1 (68% de la variance) appliqué aux cercles représentant les scores au classement de la CBF, montre (fig. 9) que ce qui place les grandes villes du futebol du «bon» côté de l’axe n’est pas seulement l’indice d’emploi. C’est aussi l’indice d’inégalité, alors que la richesse brute (indice de PIB) et même l’indice synthétique d’exclusion restent au centre du plan. Tout se passe comme si pour avoir un bon score, il fallait non seulement de l’argent (pour payer les salaires mirifiques des joueurs) mais aussi une société très divisée, où la masse des pauvres constitue à la fois le vivier de joueurs de talent qui cherchent dans le football une voie d’ascension sociale et la foule des supporters dont l’enthousiasme «porte» l’équipe dans les bons et les mauvais jours.
Cette indication nous incite à chercher du côté de ce qui est la réalité vécue du futebol, les clubs. Même si le raisonnement géographique incite à penser en termes de villes, en totalisant les résultats des équipes qui y sont basées, cette échelle n’est peut-être pas la bonne. Ou plutôt, elle en masque une autre, car l’excellence des grandes villes vient en partie de la rivalité des clubs qui s’y affrontent.
Grandes villes et grands clubs
10. Les insignes, © Cliché: H. Théry, 2005 |
Même s’ils se sentent cariocas (habitants de Rio de Janeiro), paulistas (São Paulo), la fidélité des supporters de football (torcedores), dont les plus engagés s’organisent en associations très actives (les torcidas), va en fait non pas à leur ville mais à leur club.
De multiples symboles permettent d’afficher son appartenance: les clubs ont un drapeau, un blason (fig. 10), un maillot (camisa) qu’il est de bon ton de revêtir pour assister aux matchs, pour jouer une partie avec les amis, pour aller à la plage.
Le commerce de ces maillots (du club ou de la seleção, dans les grandes occasions) aux portes des stades est une des valeurs sûres du commerce de rue, probablement pour les étourdis venus sans la tenue appropriée (fig. 11). On le porte plus également quand on a envie de faire savoir à quelle tribu on appartient, même à l’université ou au travail, et ce n’est pas par hasard qu’en portugais du Brésil affirmer sa solidarité avec son groupe, quel qu’il soit, se dise «vestir a camisa» (littéralement «mettre le maillot»).
11. Camisas de clubs devant le stade Pacaembu, São Paulo 2005 |
Un des éléments principaux de l’appartenance et de la fidélité fanatique des supporters à leur club est la rivalité avec d’autres clubs, dont aucune n’est aussi vive que celle qui les oppose à l’autre club (ou aux autres clubs) de la même ville. On «est» Vasco ou Flamengo (à Rio), Palmeiras ou Corinthians (à São Paulo) et il n’est pas rare de voir des torcedores se réjouir quand un club venu d’ailleurs bat leur rival local. Autant la fidélité politique est fluctuante (plus du quart des députés change de parti au cours d’une législature), autant on est fidèle à son club pour la vie, ce qui ne va pas sans poser de problèmes aux couples «mixtes», et bien des déjeuners familiaux ont été gâchés parce que quelqu’un a eu la mauvaise idée d’aborder au mauvais moment ce thème délicat entre tous. Ces appartenances s’héritent, elles ont des connotations sociales ou du moins en ont eu à l’origine, parfois mythique, des clubs. On dit ainsi que Fluminense (à Rio) et São Paulo (à São Paulo) sont des clubs chics, pó de arroz («poudre de riz», par allusion aux perruques de jadis, ou du Carnaval) alors que Flamengo et Corinthians sont censés être populaires. Il se mêle donc des relents de lutte des classes aux affrontements traditionnels que sont les matchs «Fla-Flu» (Flamengo contre Fluminense) ou Palmeiras-Corinthians. D’autres filiations sont plus liées aux origines de l’immigration, comme le Vasco ou la Portuguesa (communautés portugaises de Rio et São Paulo), ou les Italiens du Palmeiras, qui ont dû changer leur nom de Palestra Italia en 1942, quand le Brésil est entré en guerre contre les forces de l’Axe. Les clubs sont connus par des surnoms, que les torcedores et les commentateurs de radio et télévision utilisent sans les expliciter, chacun étant supposé les connaître: rubro-negro («rouge et noir») ou mengão pour le Flamengo, Tricolor pour le Fluminense, etc.
12. Rivalités à 2, 3, 4, 5 et plus |
L’effet de ces rivalités est manifestement positif puisque les 23 premières villes du classement de la CBF comptent au moins deux clubs, et souvent plus (c’est le cas de quarante d’entre elles sur les 226 qui ont des clubs classés). La première ville mono-club, Criciúma (Santa Catarina), n’est que 24e avec 600 points, les villes moyennes en ont au moins deux et toutes les grandes villes en ont au moins trois (fig. 12), même si le troisième est parfois loin derrière les deux autres, comme à Porto Alegre, à Salvador ou à Fortaleza. Le cas atypique est celui de Brasília, où quinze clubs classés coexistent, se partageant un total de points médiocre, mais Brasília est une ville à part à plus d’un titre. Si l’on y ajoute les rivalités régionales entre villes proches, comme João Pessoa et Campina Grande ou Londrina et Maringá, et les rivalités entre les capitales on voit bien que la compétition avec les voisins est bien le ressort principal de l’excellence.
13. Une valeur sûre, la camisa da seleção, 2005 |
Il est pourtant un moment où celle-ci disparaît, ou plutôt se transfère sur un autre plan, quand le Brésil joue dans les compétitions internationales, l’unité se fait et la ferveur qui entoure la seleção est sans égale (fig. 13), comme on a pu le voir en France en 1998, jusqu’à la déconvenue finale. Pendant les matchs, le pays s’arrête, chaque but marqué provoque une vague de cris d’enthousiasme devant chaque télévision, dans tous les coins du pays, des plages du Nordeste au dernier village d’Amazonie, et des explosions de pétards qui permettent de suivre le but marqué (ou du moins celui du Brésil) même aux rares sceptiques qui vaquent à d’autres occupations pendant ces moments de communion nationale.
Les résultats justifient cet enthousiasme, les titres obtenus en sont la preuve, mais aussi les exportations de joueurs brésiliens dans le monde entier, comme le montre la carte réalisée à partir d’un autre registre du site de la CBF, les transferts de joueurs négociés en 2004. Pas moins de 846 d’entre eux ont rejoint des clubs de 80 pays du monde entier (fig. 14). Le pays qui en a accueilli le plus (132) est le Portugal, pour des raisons linguistiques évidentes. Mais on en a vu aussi 35 partir au Japon, 32 en Corée, et d’autres vers des pays plus exotiques pour des Brésiliens, d’autant que la plupart des joueurs sont d’origine populaire et bien peu préparés à la vie à l’étranger: 26 en Indonésie, 17 au Viêt-nam, 13 en Chine, 12 en Azerbaïdjan. Parmi les plus petits effectifs, 6 en Finlande, au Koweït et au Qatar, 3 en Bosnie et aux îles Feroë. Ceux-là doivent avoir bien fort, certaines longues soirées d’hiver, la saudade (nostalgie) de leur pays…
14. Exportations de joueurs brésiliens en 2004 |
Bibliographie
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GROSJEAN Frédéric (2004), «Pour une approche spatialisée de la pratique sportive: l’exemple du football en milieu urbain». M@ppemonde n° 76 (4-2004),
MATHIEU Daniel, PRAICHEUX Jean (1987). Atlas des sports en France. Paris: Fayard/Reclus, 167 p., ISBN: 2-213-02007-8.
MIGNON P. (1998). La Passion du football. Sociologie d’une exception. Paris: Odile Jacob, 287 p., ISBN: 2-7381-0611-0.
POCHMANN Marcio, AMORIM Ricardo (org.), (2003). Atlas da exclusão social no Brasil. Editora Cortez, 3 tomes. ISBN: 85-249-0907-2.
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THÉRY Hervé, de MELLO Neli, (2003). Atlas du Brésil. Paris: CNRS Libergéo-La Documentation française, 304 p. (édition brésilienne: Atlas do Brasil, Disparidades e dinâmicas do território. São Paulo: Edições da Universidade de São Paulo EDUSP, 2005, 312 p.). ISBN: 2-11-005563-4.
THÉRY Hervé (2004). «São Paulo, capital do Brasil». In Geografias de São Paulo, tomo 2, A metrópole do século XXI, Ana Fani Alessandri Carlos, Ariovaldo Umbelino de Oliveira (org.). Contexto, p. 363-376 et 391-398.